La publication de notre essai Pour en finir avec la démocratie participative a suscité de nombreuses réactions du coté des professionnels de la participation citoyenne. Avec un titre pareil, il fallait s’y attendre. Six mois après avoir jeté notre pavé dans la marre, il nous semblait utile de clarifier notre intention.
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« Attention à ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain ». Parmi le top 3 des réactions suscitées par notre livre, celle-ci arrive en pôle position (devant « Je suis d’accord sur les constats mais pas sur les propositions » et « merci, ça fait du bien de lire ce que je ressens au quotidien »). Ce point de vigilance nous a accompagné durant toute l’écriture du livre, et depuis sa sortie.
Mais pour éviter ce travers, encore faut-il se mettre d’accord sur qui est le bébé dans le bain. Et c’est là que les choses se compliquent, car il y a plein de réponses possibles : la participation ? la démocratie ? les citoyens ? Chaque réponse a sa pertinence et sa légitimité, ça dépend du point de vue que l’on adopte. Ce billet vise à expliciter le nôtre, pour désamorcer les malentendus qui ont accompagné la réception du bouquin. Il s’adresse aux praticiens de la démocratie, car nous sommes convaincus que nous convergeons sur l’essentiel, en dépit de nos points de controverse. Et que pour démocratiser l’action publique, il nous faut unir nos forces.
Un combat commun pour plus de démocratie
Unir nos forces, avec un titre pareil ?! C’est sûr que pour une perche tendue aux acteurs de l’ingénierie démocratique, la couverture a de quoi surprendre. « Pourquoi avoir fait tomber le point d’interrogation ? » nous à interpellé une élue en charge de la démocratie locale. « J’avais trouvé votre tribune dans Médiacités bienvenue, mais là je ne vous suis plus. »
Le titre a fait l’objet de débat tout au long du processus d’écriture. Nous avons hésité, pesé le pour et le contre. Formulée comme une interrogation, cela aurait été perçue comme une question rhétorique. On le sait, on l’a testé (en septembre 2022). A l’époque le texte avait eu un écho inattendu. Mais le débat n’avait pas eu lieu. « Vous avez raison, la démocratie participative est encore imparfaite, c’est pour ça qu’il faut en faire plus et mieux » nous avait-on répondu, alors que c’est justement cette fuite en avant sur le perfectionnement des dispositifs que l’on cherchait à questionner.
Pour que notre signal d’alerte soit pris au sérieux, il nous fallait passer à l’affirmative. Prendre le risque de la provocation, pour faire réagir et nous obliger collectivement à se poser sincèrement la question : la démocratie participative est-elle encore utile ? A qui et à quoi ? Force est de constater que ça a marché : le débat est posé, les praticiens de la démocratie s’en saisissent. Même si, reconnaissons-le, la situation n’est pas la plus confortable : ni pour vous, ni pour nous.
Nous n’aurions pas écrit ce livre il y a dix ou même cinq ans. Il s’agit d’une tentative pour surmonter notre « gueule de bois du renouveau démocratique » (la réception de l’ouvrage nous laisse penser que nous sommes loin d’être les seuls à la ressentir) : ce sentiment que le succès des dispositifs participatifs s’accompagne d’un décalage croissant entre les promesses qu’ils affichent et les effets qu’ils produisent. Ce qui place les acteurs de l’ingénierie démocratique (dont on fait partie) dans une situation intenable, où l’ivresse se mêle à la désillusion, où la hausse des moyens vient paradoxalement renforcer le sentiment d’impuissance.
Pour sortir de cette impasse, nous ressentons le besoin de recentrer le débat sur la question démocratique. La démocratisation : voilà pour nous le bébé dont il faut prendre soin. Voilà en tout cas le prisme à partir duquel nous proposons d’analyser l’impact des dispositifs participatifs. Ce n’est évidemment pas le seul possible, mais c’est celui qui fait sens pour nous dans le contexte actuel. Nous sommes bien conscients que la participation peut avoir d’autres fonctions (améliorer l’action publique, renforcer la relation aux usagers, impliquer les habitants volontaires, etc.), mais dans ce cas ne l’appelons pas « démocratie participative » et soyons conscient qu’il nous faut trouver d’autres leviers pour surmonter la crise démocratique.
Dans notre livre, nous rappelons que la participation citoyenne n’est pas toujours synonyme de démocratisation (comme nombres de chercheurs l’ont montré avant nous). C’est notamment l’enjeu du chapitre 2, qui souligne en quoi les dispositifs participatifs contribuent bien souvent à renforcer les inégalités de représentation. Et ce malgré la bonne volonté des organisateurs. « On a essayé de faire venir d’autres profils, car on est bien conscient de l’homogénéité sociale des participants. Mais c’est extrêmement difficile, alors on fait avec ceux qui sont là. C’est toujours ça de pris. » Sauf qu’en donnant la parole aux citoyens qui s’expriment déjà, on marginalise encore davantage les inaudibles, et on s’éloigne de la promesse principale de la démocratie selon laquelle « chaque voix compte à part égale ».
Questionner le lien entre démocratisation et participation ne vise en aucun cas à décrédibiliser tout ce qui a été mené jusqu’ici, mais à se rappeler que cette équivalence n’est jamais acquise. Loin de jeter à la poubelle vingt ans d’innovations démocratiques, il s’agit au contraire de tenir leur intention originelle.
Pas un pamphlet mais un essai pour susciter la discussion
Notre livre n’est pas un pamphlet, car nous n’accusons personne. Nous cherchons au contraire à nous tenir à distance des explications accusatrices qu’on entend trop souvent sur le sujet. Si la démocratie participative n’atteint pas ses promesses, ce serait de la faute, au choix : des élus (qui instrumentaliseraient forcément les démarches), des agents (qui resteraient bloqués dans leur inertie administrative) ou des consultants (qui seraient uniquement guidés par le potentiel de marché). Ces explications nous posent problème. D’une part car elles conduisent à rejeter la culpabilité sur ceux qui essaient : « si ça ne marche pas, c’est que vous n’êtes pas assez bon ». D’autre part car elles nous empêchent d’avancer. A force de se rejeter la patate chaude, on tourne en rond et la crise démocratique s’accentue.
Notre livre ne vise pas à désigner un coupable mais à cerner les mécanismes structurels à la source de l’impuissance que l’on décrit. Nous cherchons à décrypter le plafond de verre sur lequel se cognent toutes les innovations démocratiques et auquel nous sommes collectivement confrontés. Pas pour s’y résigner, mais bien au contraire pour tenter de le contourner et de le fissurer.
Ce n’est donc pas un pamphlet qui accuse, mais un essai qui se questionne. Une tentative d’introspection pour partager nos doutes et nos intuitions. Une proposition pour explorer d’autres chemins. Ce n’est ni plus ni moins qu’un témoignage de deux praticiens de la démocratie adressé à d’autres praticiens. Nous ne prétendons pas avoir écrit un ouvrage universitaire (même si nous nous appuyons sur leurs travaux pour étayer nos analyses), encore moins une réflexion philosophique sur l’idéal démocratique (cela sort largement de notre domaine de compétence). Nous avons juste essayé de tirer le bilan de dix ans de pratique (située et donc forcément partielle) pour le livrer au débat public et susciter la discussion.
Alors bien sûr, avec un titre pareil, cet essai est une prise de risque. Une prise de risque pour ses deux auteurs, car nous remettons en cause publiquement ce qui a fini par devenir une injonction dans notre activité professionnelle. C’est toujours imprudent quand on est du côté des « prestataires » de contester la « commande » des maitres d’ouvrage (a fortiori quand on est, comme nous, une petite structure artisanale de deux consultants).
La prise de risque est en réalité plus collective, et vous embarque aussi. Vous êtes d’ailleurs nombreux à nous l’avoir dit, soit pour nous y inviter (« votre propos est salutaire, on en a besoin »), soit pour nous mettre en garde (« Si votre livre sert de prétexte à tous les défenseurs du (dys)fonctionnement actuel pour justifier leur inaction, alors on aura tout perdu »). Le risque d’instrumentalisation existe, nous en sommes conscients, même si nous savons aussi que ceux qui s’opposent à toute forme de démocratisation de l’action publique ne nous ont pas attendu pour défendre leur position.
Si nous faisons le pari de porter un tel message aujourd’hui, c’est qu’il nous semble à la fois audible et nécessaire. Audible car le secteur de la participation citoyenne est arrivé à maturité. Il rassemble des milliers de professionnels, repose sur des savoirs-faires reconnus et une littérature scientifique abondante. Il s’est intégré dans les routines de l’action publique et suscite l’intérêt des médias, qui y voient un remède à la crise démocratique. « Plus aucun élu, ou presque, n’ose désormais réfuter publiquement la nécessité d’associer les citoyennes et citoyens à l’élaboration, la mise en œuvre et l’évaluation de politiques publiques » comme l’écrivent les administrateurs de l’ICPC. Les acteurs de la participation sont suffisamment robustes et réflexifs pour tirer parti de notre analyse.
Nécessaire, car « la participation citoyenne ne doit pas devenir l’arbre qui cache la forêt de la crise démocratique », comme nous l’écrivait un agent public. La consécration de la démocratie participative cohabite avec une accentuation de la crise démocratique : hausse de l’abstention, fragilisation des contre-pouvoirs, généralisation des dérives illibérales. On le voit au niveau national : en même temps qu’il généralise les conventions citoyennes, le pouvoir macroniste s’en prend aux obligations d’enquête publique qui permettent de faire entendre les oppositions aux projets dits d’intérêt général. Le bain de la démocratie se retrouve en eaux troubles, il est temps de rajouter de l’eau chaude !
Elargir les marges de manoeuvre pour démocratiser l’action publique
« Nous ne nions pas le caractère décevant de ces expériences, au plan de leurs effets sur la décision. Mais faut-il incriminer la démocratie participative ou la fermeture de notre système représentatif ? » écrit le CA de l’ICPC dans sa relecture critique de notre livre. Nous sommes mille fois d’accord ! C’est même le principal message du livre : la source de la crise démocratique ne vient pas du manque de participation des citoyens, mais de la surdité sélective de nos institutions.
Alors prenons le problème à bras-le-corps, transformons notre système représentatif ! Tirons les enseignements de ce qui a été mené depuis plus de vingt ans pour concentrer nos efforts sur les principaux points de blocage. Si nous proposons d’en finir avec la démocratie participative, c’est pour amorcer l’étape d’après : passer d’expérimentations enthousiasmantes mais souvent cantonnées à la marge à une transformation des espaces de pouvoir effectifs que ce soit du côté du politique ou de l’administration.
Si les pouvoirs publics mettaient autant de ressources pour démocratiser le fonctionnement interne des institutions qu’on ne le fait aujourd’hui pour faire participer les citoyens, l’impact en serait bien plus fort. C’est le sens des propositions que nous formulons dans notre livre, sur la nécessité de transformer les COPIL en comité de politisation, sur les façons de ramener du débat contradictoire et de la collégialité dans les espaces de décisions, sur la façon de rendre présent les abstentionnistes dans nos assemblées politiques, sur la place de la contre-expertise dans les productions administratives, etc.
Ces propositions sont inabouties, elles restent à mettre à l’épreuve du terrain. Pour tout cela, nous avons plus que jamais besoin d’ingénierie démocratique. Notre livre ne vise pas à clore le débat, mais à ouvrir un chantier. Ou plutôt à l’élargir et à en souligner l’importance, car vous ne nous avez pas attendu pour l’initier. Que ce soit la gouvernance ouverte à Nantes, la collégialité de l’exécutif à Poitiers, l’expérimentation de la sociocratie à Grenoble, l’observatoire des pétitions à Plaine Commune, la refonte du règlement intérieur du conseil municipal dans les communes participatives… les expérimentations sont nombreuses et porteuses. Elles sont simplement moins visibles, dans l’ombre du back office pendant que les projecteurs sont braqués sur les démarches participatives plus photogéniques.
Remettre la question démocratique au centre du jeu pour inviter toutes les parties prenantes de l’action publique à s’en saisir : voilà au fond notre intention première. Que l’on soit élu, agent ou militant associatif, spécialiste de la concertation ou d’une politique sectorielle, on a tous une part de responsabilité pour contribuer à rendre l’action publique plus démocratique.
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Nous remercions vivement toutes les organisations qui nous ont invité à mettre notre livre en débat (par ordre d’apparition) : l’Institution pour la concertation et la participation citoyenne (ICPC), l’IHEDATE, la ville de Nanterre, France Urbaine, l’Association des maires Villes et Banlieues, France Nature Environnement, l’Ecole urbaine de Sciences Po, l’association Grand Place à Lille, le Collectif pour une Transition citoyenne, Profession Banlieue, le Secrétariat général à la planification écologique, la chaire Transformation publique de Sciences Po Lyon, le Conseil départemental de Seine-Saint-Denis, l’association pour.press à Bruxelles, la coopérative Fréquence commune, le collectif Démocratiser la politique, la Métropole de Lyon, l’Association des Maires de France, Plaine Commune, l’agence d’urbanisme de Saint-Etienne, le CERDD et l’agence d’urbanisme de Lille, la 27e Région, le Conseil de développement de Grenoble Alpes Métropole…