Où en est la fabrique urbaine à Paris ?

Publié le |Nicolas Rio|Temps de lecture : 14 min.

A la demande de l’association AMO, on s’est prêté au jeu d’essayer de cerner les nouveaux contours de la fabrique urbaine à Paris. Au-delà du foisonnement d’expérimentations, quels sont les dénominateurs communs de cette expérimentation capitale ?  Dix-huit avant la fin du mandat, quel bilan d’étape se dessine à travers l’ensemble des chantiers lancés par Anne Hidalgo et son équipe ? Nous en publions ici quelques extraits, destinés à prolonger la réflexion. Le texte intégral se trouve en préface de l’ouvrage publié à l’occasion des journées nationales 2018 de l’association AMO : Paris, expérimentation capitale..

La dernière décennie a été marquée par de nombreux changements. Sous l’impulsion de la majorité municipale, la ville a multiplié les expérimentations. Tous les domaines semblent concernés par cet impératif d’innovation. L’accent sur l’expérimentation a de nombreuses vertus. Il vient rouvrir le champ des possibles, il suscite de nouveaux croisements entre des acteurs qui avançaient séparément jusque là, il facilite la mise à l’agenda de nouvelles problématiques, à commencer par l’indispensable transition écologique.

Mais ce foisonnement d’innovations et d’appels à projets rend aussi plus difficile d’appréhender la cohérence et l’orientation de la stratégie poursuivie. Quelles sont les spécificités de cette nouvelle fabrique urbaine ? Quels sont les éléments de continuité et d’inflexion à l’œuvre ces dix dernières années dans la capitale ? 
Alors que le rythme des innovations reprend de plus belle et que tous les regards se tournent vers la prospective, il n’est pas inutile d’esquisser un premier bilan de ces transformations. La tâche est ardue et sans doute en partie prématurée. Mais les contributions qui suivent démontrent l’intérêt de mettre les intentions techniques et politiques à l’épreuve de leur mise en œuvre. Que nous dit la ville telle qu’elle se fait ? Quelles sont les avancées accomplies, les explorations inédites et les écarts restant à combler entre les ambitions a chées et les réalisations produites ? En quoi tous ces changements viennent-ils bousculer le rôle de chacun des acteurs ? De ce point de vue, Paris constitue un cas d’école particulièrement éclairant.

À travers cet ouvrage, il s’agit de passer de la présentation des expérimentations parisiennes au pluriel à une analyse de « l’expérimentation capitale » au singulier. Cela suppose de prendre un peu de recul, dans le temps comme dans l’espace. D’une part, il est essentiel de replacer ces innovations dans le temps long de la fabrique urbaine à Paris. Quelles sont les ruptures et les filiations des pratiques contemporaines par rapport aux trois décennies précédentes ? D’autre part, interroger la fabrique urbaine à Paris invite à questionner les spécificités de la région capitale, par rapport aux autres métropoles françaises et internationales. Nous proposons de distinguer trois étapes pour caractériser les différents modèles d’expérimentation de la fabrique urbaine à la parisienne.

Les grands projets présidentiels des années 1980 : premier modèle d’expérimentation capitale ?

L’aménagement de la capitale est marqué par le poids de l’État. La ville a dû attendre 1977 pour avoir son maire, et le préfet de Paris conserve un rôle prédominant.
Les « grandes opérations d’architecture et d’urbanisme » conduites dans les années 1980 sous l’impulsion de François Mitterrand témoignent de ce poids de l’Etat dans l’urbanisme parisien. 
Un siècle après Haussmann, elles ont profondément marqué le tissu urbain de
Paris : l’opéra Bastille, Le Grand Louvre, Bercy, la BNF, la Villette…

Deux dimensions caractérisent ce premier modèle dans la fabrique urbaine parisienne. Cette action s’est focalisée sur un petit nombre de grands objets. Elle portait sur des équipements d’envergure nationale, voire internationale, emblématique de cette fonction de capitale. L’accent sur la dimension culturelle et l’appellation des projets révèlent cette soif de grandeur affirmée par l’État : la Très Grande Bibliothèque,
le Grand Louvre, sans parler de la Grande Arche de La Défense. Cela explique la place accordée à l’architecture, à travers l’organisation de concours internationaux 
et le choix d’objets iconiques, quitte à rompre avec les codes parisiens. L’implication personnelle du Président de la République et la mise en place d’une structure ad hoc a permis de conduire ses opérations en dehors du droit commun. Calendrier resserré et grande liberté dans la conception : les grandes opérations d’architecture cochent toutes les cases de l’expérimentation.

Dans les années 1980, l’expérimentation a donc pris la forme d’une addition de bâtiments emblématiques, réunis au sein d’un même programme destiné à souligner la grandeur de la capitale et de son rayonnement culturel et économique. En cela, elle est à l’image du contexte dans lequel elle prend place, où l’interventionnisme public se combine avec la montée en puissance des métropoles. Face à la hausse de la concurrence entre territoires, chaque ville cherche ses locomotives . D’où l’accent sur les grands équipements publics, à la différence des années 1960-1970 marquées par un aménagement du territoire centralisé pour répondre aux enjeux de croissance. On peut ainsi voir dans les grands travaux les prémisses de l’urbanisme d’attractivité, à l’image du musée Guggenheim de Bilbao. À chaque fois, cette logique consiste à cibler des bâtiments totémiques, oeuvres de starchitectes.  Certes, leur taille XXL en fait quasiment des projets urbains à part entière. Mais sans qu’ils aient toujours été pensé comme tels. Si ces objets sont aujourd’hui complètement intégrés dans notre géographie mentale de Paris, certains d’entre eux continuent à produire de puissants effets de frontière et leur rapport à l’espace public n’est pas toujours heureux.

Ce modèle paraît déjà lointain. L’évolution de la conjoncture économique et des budgets publics fait que de tels projets seraient difficiles à lancer aujourd’hui. En outre, la gouvernance s’est décentralisée. La lente émancipation de la Ville de Paris face à l’État ne se limite pas à la question des jeux d’acteurs. Elle a aussi des conséquences sur les finalités : la grandeur de la capitale laisse place à l’impératif de la qualité de vie et de la proximité. Mais la Ville de Paris doit encore s’accommoder de la persistance de cette logique étatique. L’implantation du ministère de la Défense à Balard comme celle du Tribunal de Grande Instance illustrent ces tensions. Les conflits d’échelles comme les conflits d’acteurs rendent difficile l’intégration de ces bâtiments XXL dans le tissu urbain parisien.

Les années 1990-2000 : chant du cygne des grandes ZAC parisiennes ?

L’entrée par les grandes opérations d’aménagement constitue le second modèle d’expérimentation depuis ces trente dernières années. ZAC Rive Gauche, ZAC des Batignolles, Paris Nord-Est… Trois projets emblématiques d’un urbanisme
à la parisienne, trois moteurs de la transformation urbaine de la capitale.

Ces opérations d’aménagement interviennent à la conjonction d’une opportunité et d’un besoin. D’un côté, elles découlent de la possibilité de faire muter de larges parcelles libérées dans la capitale. De l’autre, elles résultent d’un enjeu de densification de Paris intra-muros, pour tirer parti d’une attractivité renforcée et d’une demande croissante de logements, de bureaux et d’équipements publics.

Cette deuxième séquence change d’échelle et de problématique. Comment aménager de nouveaux quartiers ad hoc dans un environnement hyper-dense 
et aux contraintes multiples ? Au-delà du mot d’ordre « reconstruire la ville sur la ville », ces nouveaux quartiers ont été de véritables terrains d’expérimentations. Expérimentations sur la forme urbaine tout d’abord, pour combiner créativité et cohérence, de manière à doter ces nouveaux quartiers d’une vraie identité et les inscrire dans le reste de la capitale. Expérimentations sur le modèle économique ensuite, pour tenir un objectif ambitieux sur la part de logements sociaux et financer par la densification des infrastructures coûteuses et des équipements publics. Expérimentations sur la mise en œuvre enfin, pour agir sur le temps long pour tenter de susciter de la vie et de l’activité dès les premières phases du projet. L’université dans la ville à Rive Gauche ou le parc évolutif Martin Luther-King aux Batignolles en sont l’illustration.

Ce nouveau style d’expérimentation s’est accompagné d’une transformation du jeu d’acteurs. L’État y tient une place moins prégnante, compensée par la montée en puissance les aménageurs de la Ville, notamment la SEMAPA et Paris Batignolles Aménagement. Aux côtés des architectes, urbanistes et paysagistes se placent au centre du jeu. Autre indice d’une fabrique urbaine qui se pense à l’échelle du quartier, et pas uniquement du bâtiment. Les grandes ZAC sont un marqueur de la période Delanoë, même si elles trouvent leur filiation dans les années 1990 et qu’on les retrouve de l’île de Nantes à la Confluence à Lyon en passant par Euralille. Elles ont été, avec les voies de bus, Vélib’, Paris Plages ou les Nuits Blanches,
le symbole du renouveau de la capitale. Elles témoignent de la volonté municipale de mettre au centre une attention à la vie quotidienne des Parisiens.

Mais plusieurs éléments laissent entrevoir un épuisement de ce modèle. Les grandes emprises foncières se raréfient. La puissance financière de la collectivité se fragilise.
L’inertie de ces opérations et le poids des procédures interrogent, dans un contexte marqué par l’instabilité des cycles immobiliers et l’évolution rapide des besoins
et des modes de vie. Cette logique reste néanmoins prégnante, car les projets urbains concernés se déploient sur plusieurs décennies. On tente de renouveler
 ce modèle pour faire évoluer la méthode en imbriquant davantage le dessin urbain et la programmation, notamment à travers une démarche d’atelier. On travaille les connexions avec les communes limitrophes pour casser la frontière physique et symbolique du périphérique. On dépasse les seules questions d’aménagement pour intégrer les autres services urbains : énergie, déchets, mobilités. Les innovations sont nombreuses. Mais elles apparaissent davantage comme la queue de comète d’un terrain d’expérimentation ouvert dans les années 1990-2000. Et si elles masquaient l’émergence d’un troisième modèle ?

Et aujourd’hui, où en sommes nous ?

Budget participatif, piétonnisation des berges, appels à projets Réinventer Paris, Pariculteurs ou ParisFabrik, l’Arc de l’innovation, les projets sur les portes… Derrière cette liste à la Prévert, est-il possible de révéler un troisième modèle ?

Les contributions qui suivent permettent d’en dégager quelques dénominateurs communs. Le premier point commun porte sur la transformation des interactions entre acteurs publics et opérateurs privés, pris dans leur diversité. Du promoteur immobilier au collectif citoyen en passant par les opérateurs urbains ou les grands propriétaires fonciers, tous ces acteurs sont davantage sollicités par la Ville. Cette dernière accroît leurs marges de manœuvre autant qu’elle impose ses orientations. Les débats sur les vélos en libre-service avec l’arrivée du free-floating, sur le renouveau de l’autopartage après la crise d’Autolib’ ou sur les promesses du véhicules autonomes illustrent cette inflexion sur le champs de la mobilité. On la retrouve du côté de l’immobilier, à travers les appels à projet Réinventer Paris ou 
via le soutien à l’habitat participatif. Refusant de choisir un camp, la Ville multiplie 
ses interlocuteurs. Il est encore trop tôt pour analyser la réalité des projets que ces multiples partenariats pourront faire advenir. L’heure est encore aux effets d’annonce et aux négociations. Mais toutes ces expérimentations soulèvent un même défi : comment s’outiller pour garantir que les engagements pris seront bien respectés ? Et à l’inverse, comment éviter un épuisement des initiatives privées face au cadre de contrainte imposé par la ville ?

Une deuxième caractéristique commune de ce foisonnement d’initiatives concerne le décloisonnement sectoriel dans l’appréhension des sujets. C’est particulièrement visible avec la question des espaces publics. Elle se place au croisement entre design, usages, mobilité, vitalité commerciale, culture voire action sociale. Initiée par le projet de la Place de la République elle trouve aussi une application dans les voies sur berges. La générosité des espaces publics devient ainsi 
une nouvelle clé pour poser le débat de la grande hauteur à Paris. Si l’on monte dans les étages, c’est pour dégager de l’emprise au sol et renforcer l’animation du rez-de-voirie, affirment les partisans des tours dans la capitale.

La transition environnementale est un autre facteur d’hybridation des modes d’intervention de la ville. L’objectif de réduire la pollution agit pour limiter les
 risques d’expositions. L’empreinte carbone et l’économie circulaire invitent la ville 
à investir de nouveaux sujets, comme le zéro déchet ou les modes constructifs. 
Le souhait de décloisonnement se retrouve enfin dans la dimension programmatique. « Immeubles pluriels », « super-équipements », « tiers-lieux » : autant d’expressions qui incarnent la volonté de mieux mélanger habitat et bureaux, espaces tertiaires et lieux de production, équipements publics et équipements privés…

L’objectif de dépassement des logiques sectorielles est louable. Mais il n’est pas nouveau et a toujours buté sur les modes d’organisation de l’action publique, tant du côté technique que politique. La Ville de Paris parviendra-t-elle à dépasser une structuration en silo pour décliner ces objets transversaux dans toutes leurs dimensions.

Un troisième dénominateur commun, à notre sens le plus décisif, porte sur la primauté accordée à la programmation et aux usages. Le succès de l’urbanisme transitoire, porté notamment aux Grands Voisins, témoigne de ce changement. La multiplication des appels à contributions et la montée en puissance des budgets participatifs placent les usagers au centre de la fabrique urbaine. Ce déplacement résulte aussi d’un changement de terrain de jeu, avec une focalisation sur la ville constituée plutôt que sur les brown fields d’un paysage industriel aujourd’hui quasiment disparu au sein de Paris intra-muros. On quitte l’échelle du projet urbain pour revenir à celle du lieu ou d’une collection de lieux. Mais sur un mode très différent des grands projets mitterrandiens : on ne cherche plus à bâtir des monuments mais à susciter des tiers-lieux. Il en ressort une tentative de renouveler la notion même d’équipements pour tenter de répondre aux nouveaux modes de vie, tout en s’accommodant de ressources publiques plus limitées qu’auparavant.

Ces innovations interpellent surtout le politique et les citoyens sur les finalités
 de l’action de la Ville : quels sont les besoins prioritaires auxquels on juge nécessaire d’apporter des réponses ? En la matière, la capitale se retrouve confrontée à de multiples injonctions contradictoires. Elle doit se mettre à l’écoute des riverains 
tout en donnant une place aux autres usagers de son territoire (qu’ils y résident
 ou non). Elle met l’accent sur la proximité tout en portant à son paroxysme l’objectif d’attractivité internationale, comme en témoigne l’implication de Anne Hidalgo sur les Jeux Olympiques de 2024 ou les tentatives d’attirer les entreprises de la City dans un contexte post-Brexit.

La nouvelle séquence d’expérimentation capitale pose donc autant de questions qu’elle apporte de réponses. Pour accompagner ces tâtonnements et leur permettre de produire le meilleur, il est essentiel de prendre le temps de les expliciter et de les mettre en débat. A bon entendeur…

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