On sort à peine du « quoi qu’il en coûte », et déjà on entend retentir les sirènes de la crise des finances publiques locales. Avec la crise énergétique et le retour de l’inflation, la question budgétaire se retrouve au centre des préoccupations des collectivités. Le tout dans un contexte où les ressources humaines sont encore en souffrance après deux années de pandémie (absentéisme persistant, fatigue généralisée et burn out, difficulté à recruter). En témoigne ce cri d’alarme poussé par un DGS à la fin d’un séminaire en bureau communautaire sur le projet de territoire : « Vous êtes sympa avec tous vos chantiers prioritaires, mais l’intendance ne suit plus ! »
Pour réduire leurs dépenses énergétiques, chaque collectivité y va de son plan de sobriété : tout le monde baisse le chauffage, certaines renoncent aux éclairages de Noël, d’autres envisagent de fermer temporairement les piscines ou les musées. Mais alors, la sobriété serait-elle le cheval de Troie d’un nouveau tournant austéritaire ? Une sorte de caution écologique à la mise à mal des services publics ?
Pour y voir plus clair, on a essayé de voir ce qui distingue (et ce qui relie) la sobriété et l’austérité. En suggérant quelques garde-fous à mettre en place pour éviter de passer insidieusement de l’une à l’autre.
Sobriété et austérité, deux faces d’une même question ?
Les « crises des finances locales » se suivent mais ne se ressemblent pas. Contrairement à 2008, les difficultés actuelles des collectivités ne sont pas liées à une crise financière, mais à une crise énergétique : les emprunts pourris ont cédé la place aux bâtiments énergivores. Ce qui caractérise la situation actuelle, c’est l’enchassement entre question budgétaire et question écologique.
Les collectivités cherchent à diminuer leurs consommations énergétiques pour atteindre l’objectif des -10% fixé par le gouvernement. Aussi volontaristes soient-elles, ces réductions ne suffiront pas à compenser l’explosion des prix de l’énergie. Face à des factures multipliées par dix, les collectivités se retrouvent contraintes à réduire d’autres dépenses pour boucler leur budget.
Est-ce cela, la fin de l’abondance ? On ne peut s’empêcher de lire la situation actuelle comme un échantillon de la crise écologique qui vient. Une portion dégustation qui nous rappelle que la raréfaction des ressources aura aussi (surtout ?) des conséquences budgétaires. Aujourd’hui sur l’énergie, demain sur l’eau : combien devront débourser les collectivités locales pour faire venir de l’eau potable quand les nappes seront à sec ?
Le point commun de la sobriété avec l’austérité, c’est bien d’interroger notre rapport à la ressource et d’alerter sur une forme d’ébriété dans son usage. « La société vit au-dessus de ses moyens » disent d’une même voix les tenants de la rigueur et les militants du climat. Les premiers se focalisent sur l’équilibre dépenses-recettes, quand les seconds cherchent à élargir la question des « moyens » aux autres ressources dont nous avons besoin pour subsister (l’eau, l’énergie, l’air, les sols…). Mais la question reste la même : comment se mettre d’accord sur ce qu’on peut et ce qu’on doit réduire ?
C’est sur la façon de répondre à cette question que les chemins se séparent. A force d’en discuter (entre nous et avec les collectivités), on identifie trois réflexes qui permettraient à la sobriété de se tenir à distance de l’austérité. Il y en a sans doute d’autres : à vous de compléter en prolongeant le jeu des 7 différences.
Envisager la réduction comme une politique redistributive
La sobriété est avant tout une politique d’allocation de la ressource. Mais elle est rarement pensée comme telle… On le voit sur la règle des 19°C mise en place pour faire face à la crise énergétique. L’intention est louable, d’autant qu’elle conduit les collectivités à réaliser qu’elles ont encore très peu d’outils de mesure pour contrôle le bon usage du chauffage. Mue par l’ardeur des nouveaux convertis, la tentation est grande d’appliquer la même règle partout en baissant les radiateurs et en réduisant la période de chauffe. Sauf que cette baisse de confort n’a pas le même impact pour tout le monde, selon qu’on soit jeunes ou vieux, malade ou bien-portant, en capacité de se chauffer chez soi ou non… En venant faire le tri entre l’essentiel et le superflu, la sobriété nous rappelle que la frontière se déplace en fonction des publics et des besoins.
Si l’austérité est une logique aveugle aux inégalités (voire inégalitaire : on baisse les impots des plus aisés pour couper dans les politiques sociales), la sobriété nécessite au contraire de placer la dimension redistributive au cœur du raisonnement. Ce qui interpelle notamment les pratiques des directions ressources (les finances et le patrimoine), tant cela s’éloigne de leur logiciel comptable habituel. Cela suppose d’anticiper les implications de ces décisions sur les bénéficiaires concernés, pour veiller à leur cohérence avec le projet politique défendu par chaque collectivité.
Concrètement, cela demanderait d’établir la stratégie de sobriété à partir d’un diagnostic des vulnérabilités, pour avoir une meilleure compréhension des impacts sociaux de chaque réduction. Quand on éteint l’éclairage public ou qu’on ferme une piscine, qui en fait les frais ? Avec quelles conséquences ? Un tel diagnostic en amont (doublé d’une évaluation en aval) permettrait d’ajuster les arbitrages et de prioriser les publics touchés, en assumant qu’ils relèvent aussi de choix politiques. Cet effort d’objectivation serait aussi bien utile pour identifier les mesures d’accompagnement à mettre en place pour atténuer l’impact négatif de certaines réductions.
On l’a vu avec l’expérience du confinement : certaines fermetures sont plus néfastes que d’autres, quand elles accélèrent le décrochage de publics déjà fragiles. Ce qui invite à se rendre plus attentif au vécu de la sobriété du coté des citoyens/usagers, et à se doter des bons capteurs pour réussir à les prendre en compte. « On baisse le chauffage partout et on voit où ça gueule pour savoir où il faut remonter un peu » disait un élu en charge du patrimoine, tout en reconnaissant les limites de la stratégie. Les plus vulnérables sont rarement ceux qui crient le plus fort. A ce rythme là, il fera 24°C à l’opéra et 15°C dans les écoles en REP…
Sortir de la dissociation investissement / fonctionnement
La distinction entre dépenses d’investissement et dépenses de fonctionnement est au cœur de la logique austéritaire. Présentée comme un moyen de faire marcher l’économie en préservant l’investissement public, cette ligne rouge gravée dans le marbre par les « contrats de Cahors » sert surtout à diaboliser la masse salariale et les dépenses de fonctionnement forcément considérées comme dispendieuses (« ah, tous ces fonctionnaires payés à ne rien faire »).
Dans un contexte de crise écologique, cette frontière théorique ne tient plus. D’une part, les investissements sont fortement consommateurs de ressources, pour leur construction comme leur exploitation : l’ouverture d’un centre aqualudique ou d’un contournement routier n’est pas vraiment gage de sobriété (un jour, Manon vous racontera son traumatisme sur tous les centres aqualudiques qui font office de projet de territoire pour nombre d’interco). D’autre part, les dépenses de fonctionnement peuvent aussi constituer un très bon investissement ! Un adjoint au patrimoine nous racontait par exemple sa bataille pour obtenir le recrutement d’un économe de flux : « les finances et RH refusent d’embaucher alors qu’au vu des économies d’énergie que ce poste permettrait de générer, c’est un placement à 15% par an ».
Par opposition au tournant de la rigueur obsédé par la réduction des dépenses à court terme, la sobriété est une stratégie qui vise à retrouver des marges de manœuvres à moyen terme par un meilleur usage de la ressource (financière et matérielle). Elle nécessite une évolution des normes comptables pour mieux intégrer l’impact écologique dans la priorisation des dépenses. Elle invite aussi à réinjecter de la stratégie dans le pilotage des dépenses de fonctionnement.
Concrètement, cela pourrait prendre la forme d’une programmation pluriannuelle de fonctionnement (PPF) en complément du rapport d’orientation budgétaire annuel. Ce passage de l’annuel au pluriannuel peut paraître anecdotique. Détrompez-vous ! Il obligerait à changer de registre pour sortir d’un discours gestionnaire (« en bon père de famille ») pour repolitiser les discussions budgétaires. Au lieu de sortir le rabot tout azimut en fixant l’objectif de -6% de dépenses par an, il obligerait à prioriser les efforts de réduction financière. En mobilisant la sobriété redistributive comme boussole : « voilà les économies de ressources que nous pensons réaliser durant le mandat » avec des objectifs ciblés et politiquement argumentés, inscrits dans un calendrier.
En vis-à-vis de la PPI (programmation pluriannuelle des investissements, votée en début de mandature), ce PPF conduirait par ailleurs à mieux connecter dépenses d’investissement et dépenses de fonctionnement. On pourrait par exemple imaginer que les investissements abandonnés soient valoriser financièrement pour supporter les charges de fonctionnement rendues nécessaires par la sobriété : « vous préférez un centre aqualudique ou un service public local de la rénovation énergétique qui va aider les copro à passer à l’action ? »
Prendre le temps de confronter les différentes options possibles
Alors que l’austérité repose sur le TINA thatchérien (« there is no alternative »), la sobriété vise au contraire à montrer que des alternatives existent dans les choix d’allocation d’une ressource rare. Que choisit-on de réduire, de mettre en pause ou de passer en mode degradé ? Autant de questions politiques qui nécessitent d’être délibérées collectivement, entre élus et avec les citoyens. Alors que pour l’instant le sujet financier reste souvent tabou dans les processus de concertation et que nombre de débats d’orientation budgétaire ressemblent à un cours de gestion donné par le VP finance à ses collègues élus pas toujours à l’aise avec les chiffres.
Déplier les alternatives, les mettre en débat, s’interroger sur les bons critères pour choisir… tout cela prend du temps. Voilà pourquoi il est indispensable de sortir la sobriété du registre de la « gestion de crise ». L’urgence budgétaire conduit à une reprise en mains des arbitrages par les finances (élus et services), ce qui contraste avec le début de mandature, où chaque VP thématique était invité à esquisser sa stratégie en dialogue avec l’administration. (On en sait quelque chose : nos démarches stratégiques et prospectives sont les premières à être mises sur la touche lorsque la situation financière se complique, faute d’avoir réussi à tisser des liens avec les directions ressources). Comme si du jour au lendemain, la question budgétaire devenait l’unique variable de priorisation. Au risque de placer le reste de la collectivité sur la défensive, chacun essayant de rejeter les « sacrifices » demandés sur le service d’à-côté.
Changer notre rapport aux ressources pour faire face à leur raréfaction est une problématique structurelle (même si ses symptomes apparaissent comme une succession de crises ponctuelles). Cela nécessite de réussir à faire dialoguer projet et budget, pour garantir l’adéquation entre les ambitions et les moyens. Plus facile à dire qu’à faire…
Concrètement, ça nous oblige à renouveler les formats de la réflexion stratégique. Et si demain le projet politique communautaire devenait un plan de mandat des renoncements, porté par les élus, partagé avec les citoyens et déployé par les services ? On se met d’accord sur les objectifs de réduction en termes de consommation de ressources (financières mais surtout matérielles) en s’assurant que les ordres de grandeur sont crédibles, puis on le décline en plan de (non)actions sur chaque thématique : « voilà tout ce qu’on ne fera pas, ou plus. Et pourquoi le territoire et ses occupants en sortent gagnants ! ». Pour les fans de participation citoyenne, on pourrait même imaginer un budget participatif des économies de consommations : « vous préférez baisser le chauffage ou supprimer les déco de Noel ? Fermer les fontaines ou réduire de moitié le nettoyage des rues au karcher ? etc. » A l’heure où les citoyens-usagers se retrouvent submerger par les injonctions aux eco-gestions et à la sobriété volontaire, pas sûr qu’ils voient d’un si mauvais œil la collectivité qui commencerait par s’appliquer à elle-même la sobriété volontaire.